Programmes jeunesse en Côte d’Ivoire : Sur la piste des bénéficiaires introuvables

En 2023, « année de la jeunesse » proclamée à Abidjan, l’exécutif ivoirien a dévoilé un Programme Jeunesse du Gouvernement (PJ-Gouv) triennal d’un montant spectaculaire : 1 118 milliards de francs CFA, censés offrir 1,5 million d’opportunités de formation, d’emploi et de financement à des jeunes disséminés sur tout le territoire. Derrière l’ambition, pourtant, l’opacité des circuits financiers, les retards opérationnels et des cas emblématiques de défauts alimentent la suspicion d’un système poreux où l’argent destiné aux 18-35 ans se perd entre promesses et procédures.

Au cœur du dispositif, l’Agence Emploi Jeunes (AEJ) pilote des guichets de subventions, de prêts et de micro-franchises. À l’international, la Banque mondiale finance la phase 3 du projet Emploi Jeunes et Développement des Compétences (PEJEDEC), dotée d’une enveloppe de 150 millions de dollars IDA, pendant que l’AFD, l’Union européenne ou encore des mécanismes de conversion de dette (C2D) soutiennent la formation professionnelle et l’employabilité. Le flux des fonds se veut balisé : compte désigné à la BCEAO, comptes opérationnels dédiés, audits annuels, vérifications indépendantes des indicateurs-résultats, lignes rouges anticorruption. Sur le papier, rien ne devrait se « perdre ».

La pratique raconte autre chose. Un document financier de la Banque mondiale détaille un schéma où les avances transitent par le Trésor, puis par des comptes projets avant d’être versées aux bénéficiaires, collectivités, incubateurs, fournisseurs, jeunes porteurs de projets. Ce même document reconnaît un « risque de mauvaise utilisation des fonds » nécessitant des contrôles fréquents, et impose une vérification indépendante trimestrielle de paiements liés à la performance. En juin 2024, une note d’état d’avancement pointe des retards significatifs : les activités d’incubation et d’entrepreneuriat censées bénéficier à 3 000 jeunes n’avaient pas encore démarré, malgré des engagements budgétaires. Autrement dit, l’argent circule, mais l’impact promis tarde à se matérialiser.

Surtout, un dossier a cristallisé les doutes sur l’efficacité et la rigueur du ciblage. En 2016, l’AEJ a approuvé le financement d’un projet privé, « Klass C », visant à installer 100 salons de coiffure sous forme de micro-franchises pour insérer 500 jeunes. Montant total : 790 160 000 F CFA. En 2022, l’Agence a reconnu qu’à la place des 100 salons attendus, seuls 17 étaient opérationnels, et que l’entreprise bénéficiaire n’avait pas honoré son plan de remboursement, conduisant à une procédure judiciaire. L’AEJ assure avoir, depuis 2019, plafonné les tickets de financement ordinaires à 50 millions par projet et durci les procédures. Le cas n’atteste pas d’un détournement avéré, mais il révèle une faille double : concentration des risques sur un promoteur unique et suivi insuffisant des contreparties sociales.

Le cœur du soupçon public ne repose pas seulement sur quelques dossiers. Il tient à la faible traçabilité de la dépense au niveau micro. Les chiffres officiels mettent en avant des « centaines de milliers » de jeunes « impactés » par les dispositifs d’entrepreneuriat, de stages ou de travaux à haute intensité de main-d’œuvre. Mais l’État publie peu de listes nominatives vérifiables de bénéficiaires par guichet et par localité, ni d’indicateurs consolidés reliant chaque franc CFA dépensé à un emploi durable, un revenu stabilisé ou une entreprise survivante au-delà de 12 mois. Les évaluations internationales du processus budgétaire confirment cette faiblesse structurelle : la Côte d’Ivoire obtient en 2023 un score de transparence de 54/100 (au-dessus de la moyenne africaine), mais un score de participation du public de 4/100 et un contrôle global limité (43/100). Autant d’indices d’une gouvernance qui publie des agrégats mais peine à ouvrir ses bases de données et à rendre des comptes au niveau de la dépense réelle.

Le silence administratif densifie ce brouillard. Sollicités par des organisations citoyennes, les services répondent régulièrement par des communiqués ou des bilans macro, sans ventilation fine par programme, prestataire et bénéficiaire. Côté bailleurs, les audits financiers aboutissent souvent à des opinions « propres », parce qu’ils vérifient l’exactitude des écritures et la conformité des procédures, pas l’existence effective chaque mois de l’emploi censé être « créé ». Les instruments de redevabilité existent (mécanismes de plaintes, vérification indépendante, publication des états financiers des projets) mais les retards d’exécution, l’empilement d’intermédiaires et la faible participation des citoyens au suivi créent un espace où prospèrent doublons, bénéficiaires introuvables, entreprises coquilles et surfacturations.

Ce dysfonctionnement a un coût social immédiat. Dans un pays où la croissance reste vigoureuse mais où le sous-emploi juvénile demeure répandu, chaque trimestre perdu dissout des cohortes de bacheliers et d’apprentis dans l’informel. Il a aussi un coût institutionnel : à l’approche d’échéances politiques majeures, l’affirmation d’une souveraineté budgétaire exige, plus encore, la preuve publique que l’argent dédié à la jeunesse ne se dilue pas dans des programmes-vitrines.

Que faire ? D’abord, publier en accès libre un registre national, régulièrement mis à jour, des bénéficiaires finaux (personnes et entreprises) de tous les guichets jeunesse, avec montants, critères, localisation et statut d’exécution. Ensuite, imposer des audits de performance indépendants, centrés sur les résultats (emplois durables, revenus, taux de survie des micro-entreprises) et non sur la seule régularité comptable. Enfin, lier les prochains décaissements à la vérification de jalons publics et vérifiables par commune, plutôt qu’à des tableaux consolidés à Abidjan.

Les milliards ne « disparaissent » pas parce qu’ils auraient magiquement quitté les comptes publics ; ils se dissipent dans des zones grises : projets mal conçus, bénéficiaires surdimensionnés, retards chroniques, reporting parcellaire. Sortir de ces angles morts suppose moins d’annonces et plus de preuves. La jeunesse ivoirienne n’a pas besoin de slogans : elle a besoin d’un reçu.


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