Les grands chantiers confisqués : Enquête sur l’entre-soi du BTP marocain

Pourquoi, malgré des réformes récentes, les grands chantiers publics continuent-ils de revenir aux mêmes groupes de BTP ? Au fil des dossiers examinés, un constat s’impose : la commande publique demeure structurée par un noyau d’acteurs disposant d’un avantage cumulatif (capacités techniques, trésorerie, réseaux) qui restreint la concurrence effective. Dans un pays où l’investissement public reste un pilier de la croissance, ce verrouillage a un coût financier et institutionnel.

Des cas récents l’illustrent. En juin 2025, la construction du Grand Stade « Hassan II » de Casablanca (implanté à Benslimane) a été attribuée au groupement SGTM-TGCC pour 3,4 milliards de dirhams, à l’issue d’un appel d’offres international qui n’a enregistré qu’un seul soumissionnaire. L’absence de concurrence ne suffit pas à établir une irrégularité ; elle interroge toutefois la conception des cahiers des charges, la hauteur des seuils d’éligibilité et la brièveté des délais. À Casablanca toujours, la réhabilitation du Marché central a connu une phase où un seul candidat (G3C) s’est présenté, avant d’être recalé : un signal supplémentaire de compétition atone sur des projets symboliques.

Pourtant, le droit a été modernisé. Le décret n° 2.22.431 du 9 mars 2023 refonde la commande publique autour de la publicité, de « l’égalité d’accès » et du « choix de l’offre économiquement la plus avantageuse ». Il généralise la dématérialisation et prévoit un Observatoire marocain de la commande publique chargé d’agréger et de publier des données. Sur le papier, l’architecture est solide ; dans la pratique, des brèches subsistent, surtout à l’échelon local où la qualité des études et des dossiers demeure inégale.

En 2025, l’Inspection générale de l’administration territoriale (IGAT) a ouvert des enquêtes sur la préparation des appels d’offres : estimations financières erronées, cahiers des charges inadaptés, soupçons de collusion entre élus et bureaux d’études. La même année, un rapport a épinglé le Conseil régional de Rabat-Salé-Kénitra pour des attributions sans mise en concurrence, pour un cumul d’environ 375 millions de dirhams. Ces constats, loin d’être isolés, signalent un risque systémique de contournement des procédures au bénéfice d’un petit nombre d’opérateurs.

Les mécanismes de verrouillage sont connus. D’un côté, des critères d’éligibilité disproportionnés (références, capacités financières, certifications) excluent de facto les PME ; des délais trop courts découragent des offres solides ; un allotissement trop large, ou au contraire une segmentation artificielle, limite l’accès réel. De l’autre, des comportements anticoncurrentiels, soumissions concertées, répartition tacite des lots, « offres de couverture », réduisent la pression concurrentielle. Les travaux de l’OCDE estiment qu’un tel bid rigging peut renchérir les marchés publics d’environ 20 % : une majoration qui se traduit, in fine, par des surcoûts budgétaires, des avenants successifs et des retards.

Le contexte politico-économique nourrit ces pratiques. Les majors historiques, SGTM, TGCC et quelques acteurs routiers, cumulent des atouts industriels légitimes et un capital relationnel déterminant : passages dans les hautes fonctions, présence dans des cénacles d’influence, partenariats publics-privés récurrents. Dans un tel écosystème, l’« acceptabilité » d’un soumissionnaire se construit en amont, via des coentreprises et des consortiums qui, parfois, neutralisent la confrontation effective des offres. Des témoignages d’opérateurs évoquent en outre des sous-traitances de complaisance et l’utilisation de sociétés écrans afin de contourner l’esprit des dispositifs d’accès des PME.

La pression des bailleurs internationaux (Banque mondiale, BAD, Union européenne) améliore le formalisme des procédures sur les projets cofinancés. Mais la sélection finale demeure tributaire de l’expérience locale et des partenariats avec un acteur national bien introduit, ce qui reconduit souvent les mêmes gagnants. Côté concurrence, l’autorité dédiée a intensifié ses investigations en 2025 (visites inopinées, programme de clémence), signe d’une volonté de s’attaquer aux ententes et pratiques d’éviction sur des marchés liés à la commande publique.

Les conséquences dépassent le seul secteur. Budgétaires, d’abord : moins de concurrence signifie des prix plus élevés et une moindre discipline d’exécution. Industrielles, ensuite : des PME innovantes restent à l’écart des grands chantiers, privant l’économie d’un effet d’entraînement sur l’emploi qualifié et la productivité. Institutionnelles, enfin : la perception d’un « système fermé » érode la confiance. En 2023, le Maroc plafonnait à 38/100 à l’indice de perception de la corruption (97ᵉ sur 180), un signal que scrutent les investisseurs.

Que faire ? Trois priorités se dégagent. D’abord, la qualité de la phase amont : analyses de besoins publiées, délais réalistes, critères proportionnés à l’objet du marché, allotissement favorisant l’entrée de nouveaux acteurs. Ensuite, la traçabilité et le contrôle : publication des rapports d’évaluation, registres d’avenants, audits ex post des grands marchés, voies de recours effectives et rapides, sanctions dissuasives en cas d’entente ou d’éviction abusive. Enfin, l’ouverture : objectifs opposables d’accès des PME, plafonds aux exigences cumulatives, expérimentation de procédures adaptées (dialogue compétitif, marchés à tranches) et transparence des données via l’Observatoire.

Le Royaume s’est doté d’outils ; il lui reste à montrer, par des décisions répétées et visibles, que la règle prime sur le réseau. À ce prix, la commande publique cessera d’être un terrain de rente pour redevenir un levier de compétitivité et de transparence au service de l’intérêt général.



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