Agrobusiness au Sénégal : Pourquoi les promesses de Faye et Sonko peinent à convaincre ?
Au printemps 2023, la série d’Al Jazeera « Gold Mafia » a révélé, images et enregistrements à l’appui, une chaîne de blanchiment qui utilise l’or zimbabwéen comme lessiveuse. Le mécanisme est simple : convertir des devises d’origine douteuse en métal, exporter ce métal vers des places accommodantes, encaisser les recettes « propres » puis réintroduire l’argent au pays. Au cœur du problème, une gouvernance des ressources poreuse et des hubs de négoce – Dubaï en tête – où l’or concentre valeur, portabilité et opacité relative.
Les faits saillants sont éclairants. Uebert Angel, ambassadeur itinérant et envoyé présidentiel, a été filmé offrant d’acheminer des valises de cash sous couverture diplomatique et d’ouvrir l’accès à des volumes réguliers d’or. Des hommes d’affaires déjà connus des régulateurs, le négociant kényan-britannique Kamlesh Pattni, l’ancien « Mr Gold » Ewan Macmillan ou des facilitateurs opérant entre Harare et les Émirats, ont décrit des schémas clés en main : sociétés écrans à Dubaï, factures de négoce et transports discrets de lingots ; tous ont nié toute illégalité.
Le dispositif repose sur une comptabilité en miroir. À l’étranger, l’or est vendu à des négociants ou à des raffineries ; les recettes sont bancarisées au nom de sociétés écrans et apparaissent comme de l’export légal. En sens inverse, l’argent initial, des espèces issues d’activités illicites ou de contournements de sanctions, est rapporté au Zimbabwe pour régler des achats suivants ou alimenter des circuits parallèles. L’enquête avance même que des dépôts en cash auraient transité par des institutions publiques, ce que contestent les autorités. Le résultat est un recyclage sophistiqué où l’or sert de « pont » entre argent sale et flux licites.
Le segment public n’est pas hors-jeu. La filière officielle d’achat-affinage-export, aujourd’hui centralisée par Fidelity Gold Refinery (FGR, longtemps liée à la banque centrale, organise l’acquisition de l’or des grands sites comme des mineurs artisanaux. Ces dernières années, l’État a scindé les activités d’impression et d’affinage et, en 2024, rattaché FGR au Mutapa Investment Fund, tout en ouvrant des centres d’achat provinciaux. Objectif affiché : capter la production et limiter les fuites. Sur le papier, la centralisation promet des volumes et un meilleur prix à la mine ; en pratique, elle n’empêche ni les contournements privés ni les arrangements tolérés.
La réponse politique et judiciaire est contrastée. En avril 2023, Harare a promis des enquêtes, et des gels d’avoirs ont visé certains acteurs cités. En novembre 2023, Henrietta Rushwaya, dirigeante de la Zimbabwe Miners’ Federation et parente du chef de l’État, a été reconnue coupable d’une tentative de sortie de 6 kg d’or vers Dubaï ; l’or a été confisqué et elle a écopé d’une amende. À l’international, un signal plus puissant est venu en décembre 2024 : les États-Unis et le Royaume-Uni ont sanctionné un réseau dirigé par Pattni ; en mars 2024, Washington a aussi ciblé le président Mnangagwa pour corruption, signe d’un climat de défiance. Les personnes visées contestent ces mesures.
Les marchés étrangers structurent le système. Dubaï demeure un hub majeur pour l’or où les « dealers in precious metals and stones » (DPMS) opèrent sous des régimes pro-business. Les Émirats ont durci leurs règles (diligence renforcée, audits, déclarations) et ont été retirés de la « grey list » du GAFI en 2024. Mais l’attractivité reste forte : une étude publiée en 2024 estime qu’environ 435 tonnes d’or, pour près de 31 milliards de dollars, ont quitté l’Afrique en 2022 sans être déclarées officiellement, la plupart vers les Émirats. Les raffineries suisses et le marché indien apparaissent aussi en aval de ces flux, ce qui souligne la dimension transnationale du problème.
Les dégâts macroéconomiques sont tangibles. Officiellement, les livraisons à FGR ont culminé à environ 35,6 tonnes en 2022, reculé à 30,1 tonnes en 2023, puis rebondi à près de 36,5 tonnes en 2024. Dans le même temps, des estimations crédibles situent les fuites entre 20 et 36 tonnes par an selon les périodes. L’État perd ainsi des centaines de millions de dollars de recettes d’export et d’impôts. La fuite de métal prive la banque centrale de réserves, alimente le marché noir du change, complique la politique monétaire et fragilise la confiance dans le ZiG, monnaie lancée en 2024 et adossée à des réserves d’or et de devises.
Au-delà des chiffres, « Gold Mafia » décrit une gouvernance capturée par des réseaux hybrides qui exploitent les failles. La centralisation ne suffit pas : sans transparence radicale (volumes par site, prix nets payés, remises, taxes), sans cloisons étanches entre régulateur, acheteur et raffineur, sans audits indépendants et mécanismes protégés pour les lanceurs d’alerte, la confiance demeure fragile. Les tentatives d’intimidation de médias ayant relayé des éléments de l’enquête illustrent ce déficit d’ouverture et son coût démocratique.
Pour les citoyens, l’enjeu est immédiat : moins de recettes publiques et de devises, donc moins de services, plus d’impôts de circonstance et une érosion du pouvoir d’achat. Pour les institutions, il est existentiel : si l’or reste un canal de capture, toute réforme monétaire ou budgétaire sera torpillée par le plus puissant des marchés parallèles. Pour les partenaires étrangers, enfin, l’exigence est symétrique : les hubs de négoce doivent conditionner l’accès à des standards de traçabilité rigoureux, sanctionner les lots non conformes et publier les résultats des contrôles.
Quelles issues ? D’abord, la traçabilité « mine-to-market » : registres numériques d’achats, e-KYC obligatoire à chaque point d’achat, limitation stricte du cash et publication mensuelle de données auditées. Ensuite, l’alignement international : échange d’informations renforcé avec les Émirats, l’Inde et la Suisse ; refus d’accès au marché pour tout lot sans documentation d’origine ; audits publics des raffineries et négociants. Troisièmement, la répression ciblée : généraliser les confiscations d’avoirs et d’outils de sanctions ciblées, protéger les témoins et les journalistes, et coopérer systématiquement avec les partenaires qui enquêtent.
En conclusion, « Gold Mafia » n’a pas seulement exposé des personnages ; elle a mis à nu un système où la rareté du dollar au Zimbabwe, la fongibilité de l’or et l’appétit de certains hubs se renforcent mutuellement. Rompre ce cercle suppose moins des coups d’éclat que la constance des contrôles, la publicité des chiffres et la capacité de mettre hors d’état de nuire des acteurs jusqu’ici intouchables. À cette condition, l’or peut cesser d’être un trou noir et redevenir un bien public au service d’une stabilité macroéconomique.